10 janvier, 2009

La petite fille au regard perçant

Le 5 janvier 2009 à 17h00

LE FIL LIVRES - Histoire d’attaquer l’année par d’excellentes nouvelles – ça peut aider –, nous avons commandé à onze auteurs un “récit” sur le thème du passage de 2008 à 2009. La consigne ? Aucune : juste laisser libre cours à son imagination. Pour terminer en beauté ce feu d’artifice qui nous occupe depuis quelques jours, nous avons demandé à Pierre Bordage, grand romancier de science-fiction (“Les Guerriers du silence”), de jouer à son tour les visionnaires…


Entre les années 2008 et 2009 de l'ère dite chrétienne, planète Terre, système solaire...

Avant-hier, une petite fille au regard perçant a couru dans ma direction en hurlant : « Maman ! Maman ! Regarde le monstre, là ! »

Elle parlait évidemment de moi.

Mon dernier message vous a été expédié en l'an 1004 (l'avez-vous reçu ? Je vous décrivais cette étrange psychose qu'était la Grande Peur...) et nous sommes à la fin de l'an 2008.

Cela fait donc un peu plus de vingt siècles que je suis en mission d'observation sur la planète Terre, et il me faudra sans doute y demeurer une période au moins équivalente si je veux enfin percer le mystère de cette espèce invraisemblable qu'est l'humanité. Aussi, je vous demande de bien vouloir m'accorder les vingt ou trente siècles supplémentaires qui me permettraient de parfaire mes connaissances et d'étoffer mon rapport.

Je passe rapidement sur les guerres qui se déplacent sans cesse d'un continent à l'autre. Elles se disputent actuellement sur des terres riches en ressources convoitées par les grandes puissances, les régions du Moyen-Orient et d'Afrique principalement. Qu'il me soit permis ici d'expliquer le concept de grande puissance : un endroit délimité par des frontières (ou pays) qui renferme un certain nombre d'humains, et dont l'armée (la capacité de nuisance) inspire la plus grande frayeur aux autres. La guerre est le loisir favori des êtres humains. Depuis l'an 1 de cette ère, je n'ai pas souvenance d'une période, même brève, sans conflit. On torture et massacre souvent au nom d'un Dieu qu'on présente comme un créateur infiniment aimant. D'ailleurs, plus le Dieu en question est bon et juste, et plus les tueries sont féroces. J'ai entendu les paroles de paix du prophète crucifié et j'ai vu à quelles atrocités se sont livrés ses adorateurs au long des siècles. De la colline où il a expiré, le sang continue de couler et de se répandre sur la Terre.

Depuis ma dernière intervention, les progrès technologiques de l'humanité ont été stupéfiants. Les hommes sont sortis de l'ombre profonde des forêts et des superstitions, ils soignent avec des molécules chimiques et l'énergie nucléaire, ils se déplacent à bord d'appareils à moteur atrocement bruyants, ils sont reliés par un réseau informatique rudimentaire, ils explorent les couches profondes de la matière, ils sont désormais capables de remodeler l'infiniment petit... Ils affirment que la modification génétique offrira un avenir radieux à leurs semblables, mais il n'est guère difficile d'en deviner les véritables enjeux : la domination de quelques castes économiques sur le reste de l'humanité. La malédiction de la possession traverse les temps. Avec la guerre, elle semble être l'unique préoccupation des hommes. Possession des terres et des richesses, évidemment, mais également des honneurs, du vivant, des âmes, et même des morts. Elle les a conduits, en cette année 2008, à l'une des plus grandes débâcles financières de leur histoire (rappelant, à mon humble avis, la crise de 1929 qui a provoqué la guerre mondiale de 1939). Je devrais sans doute vous expliquer ce que sont l'argent, la finance, la Bourse, les spéculateurs, les subprimes (une invention que j'ai mis plus de trente jours locaux à comprendre) ; je me contenterai de vous dire que certains, une infime minorité, amassent les richesses tandis que d'autres, une écrasante majorité, croupissent dans une misère exagérée. Avant, leurs sociétés étaient réparties en maîtres et esclaves, en seigneurs et serfs ; elles se divisent désormais en possédants et démunis. La rage de posséder des uns nourrit la haine des autres, et il est fort probable que ce déséquilibre leur fournira un excellent prétexte pour déclencher une nouvelle guerre meurtrière. Ainsi, en 2008, les uns se sont enrichis en spéculant sur le grain tandis que les autres, privés de nourriture, mouraient de faim. Bien sûr, les premiers ne vivent pas dans les mêmes endroits que les seconds, mais, avec leurs systèmes de communications, ils sont parfaitement informés de ce qui se trame autour d'eux. Ils se fichent déjà de ceux qui agonisent sur les trottoirs de leurs villes ; quel intérêt montreraient-ils pour ceux qui périssent par leur faute à plusieurs milliers de kilomètres de leurs domiciles ?

A la fin de l'année, les démunis de tous les continents se sont follement réjouis de l'accession de l'un d'eux (ou, devrais-je dire, de quelqu'un qu'ils considèrent comme l'un d'eux) à la fonction suprême de président des Etats-Unis d'Amérique, l'une des plus grandes et influentes puissances actuelles. Un homme noir gouvernera un pays jusqu'alors régenté par l'homme blanc (je renonce à vous expliquer la notion de couleur de peau, nous n'avons aucun équivalent sur nos sept mondes). Le nouveau président sera-t-il assez fort pour résister à la pression des possédants ? Une question à laquelle je me garderai de répondre, étant donné mes difficultés persistantes à cerner l'espèce humaine. J'avoue cependant mon pessimisme, moi qui ai choisi de venir sur Terre par excès d'optimisme (je souhaitais accompagner l'évolution d'une forme de vie qui me paraissait aussi fragile que prometteuse)...

Si les humains progressent à pas de géant sur le plan technologique, ils n'ont toujours pas appris, ni par les religions, ni par la science, que le regard sur la matière est la clef, et non la matière elle-même. Que la beauté est en eux, et non autour d'eux. En négligeant l'incroyable puissance de leur pensée, ils se soumettent à la fatalité du temps et nient leur propre souveraineté. Ils ne prêtent aucune attention aux autres espèces vivantes qui disparaissent à un rythme effréné, sans se rendre compte qu'ils pourraient être les prochains sur la liste ; ils gaspillent l'eau, ils jouent avec des énergies incontrôlables, ils épuisent les sols et les ressources avec une inconscience sidérante. Sur les autres mondes, ce seraient là les signes d'une extinction inéluctable, mais, avec cette curieuse espèce, je n'en jurerais pas. Elle a survécu aux grandes épidémies et autres fléaux qui ont traversé le dernier millénaire, elle a survécu aux guerres dévastatrices du XXe siècle, elle a survécu à tant de destructions, tant de souffrances que je nourris sans doute à son égard des inquiétudes superflues.

En 2009, le télescope Kepler sera expédié dans l'espace pour observer cent mille étoiles pendant quatre ans et découvrir d'éventuelles exoplanètes. Les hommes continuent donc de croire en leur avenir et, d'ailleurs, leurs enfants sont en train de muter.

La fillette à la vue perçante a de nouveau hurlé : « Maman ! Tu le vois pas, le monstre ? »

Sa mère l'a aussitôt tirée par la main, loin des rires des passants.

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Pierre Bordage
Télérama n° 3077

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Pierre Bordage, né en 1955, est l'un des meilleurs auteurs français de science-fiction. "Les Guerriers du silence" (éd. L'Atalante, 1993) a reçu le Grand Prix de l'imaginaire en 1994, "Les Fables de l'Humpur" (éd. J'ai lu, 1999), le prix Paul Féval en 2000. Il publie aujourd'hui un remarquable roman jeunesse, "Ceux qui sauront" (éd. Flammarion).

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